« Pauvre triste, dis-moi, combien de temps ton cœur restera-t-il captif des illusions du monde ? Parlons-en, de ce monde ! A-t-il souci de toi ? il ne sait même pas qu’on croupit sans espoir dans ses replis puants. Que tu sois mort ou vif, pour lui, c’est tout pareil. Sais-tu bien ce qu’il est, ce monde ? un dépotoir. On y grouille comme des vers et l’on y trépasse écrasé sous d’impitoyables angoisses.
Ami, sur ce Chemin nous périrons peut-être, mais au moins, si la mort nous veut, qu’elle nous trouve à chercher le Ciel plutôt qu’à fouiller l’immondice ! Peut-être échouerons-nous aux portes désirées, peut-être nos douleurs seront-elles trop rudes et nos forces trop maigres. Eh bien, tant pis pour nous ! Dans l’épaisse forêt des malheurs d’ici-bas, n’en ajoutons pas de nouveaux. Certes, c’est vrai, l’amour est fou, mais mieux vaut vivre en amoureux qu’en vidangeur de basse-fosse ou palpeur de ventres fiévreux. Supposons même que ce monde soit vivable sans tricherie, se tenir hors de sa portée serait moins cruel que d’y vivre.
Donne-toi donc de corps et d’âme au tumultueux océan ! Sans doute dira-t-on que ce désir brûlant de l’Amour majuscule est d’un orgueil coupable, et que c’est folie de penser que l’on peut parvenir vivant où personne jamais ne fut. Pour moi, mieux vaut offrir ma vie à ce désir, même orgueilleux, que de laisser pourrir mon cœur dans des soucis de boutiquier. J’ai tout vu, j’ai tout entendu. Rien n’a pu détourner mon œil de ce chemin que je veux prendre. J’ai connu toutes sortes d’hommes. Je n’en ai pas rencontré un qui ne soit envieux, cupide, avide de biens ou d’honneurs, de richesses spirituelles, d’héroïsme ou de pureté. Il nous faut mourir à nous-mêmes, aux êtres, à tout ce qui nous tient, que l’âme sorte enfin de nos bouches béantes, libre comme un oiseau dans l’air !
Qui n’est pas étranger aux fortunes du temps ne saurait espérer la tendre intimité de Celui qui t’attend à l’abri de son voile. Si tu veux être un jour proche du Bien-Aimé, éveille donc ton âme. En prison dans ce monde elle ne saurait Le voir. »
Extrait de "un nouvel oiseau s'avança" dans "La Conférence des Oiseaux" de FARID-UD-DIN'ATTAR
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